La « théorie marxiste de la valeur » n’existe pas
Il est fréquent d’entendre des critiques contre la « théorie marxiste de la valeur », prétendument exposée dans la section I du livre I du Capital. En réalité, cette section ne propose aucune théorie de la valeur. Marx ne redéfinit pas la valeur de façon originale, ne propose pas un nouvel imaginaire enrobant la valeur, et ne promet pas de donner un sens nouveau au mot « valeur ». De telles absences tranchent avec la production philosophique « de gauche » actuelle, qui promet de « créer de nouveaux imaginaires », « donner du sens » ou réenchanter « la gauche » avec sa ribambelle de concepts plus ou moins creux et inutiles. Habitué à rêver, le lecteur de gauche moyen est donc bien désemparé à la lecture du Capital : s’il s’en tient à ce qui est écrit, il n’y trouvera jamais qu’une analyse rationnelle du capitalisme avec ses propres concepts. Frustrés de n’y trouver aucun concept nouveau « qui leur parle », les lecteurs les plus obtus les ont donc inventés. Ils ont ainsi créé de toutes pièces une « théorie marxiste de la valeur », avant de déchaîner toute leur frustration sous la forme d’une critique de cette « théorie ».
Il est donc clair que Marx ne formule aucune théorie de la valeur, il effectue une critique de la valeur.
Revenir sans cesse aux rapports sociaux (de production)
Pour Marx, tout ce qui est dans le domaine des idées – justice, religion, art, politique… – trouve son origine matérielle dans les rapports sociaux, eux-mêmes largement déterminés par les rapports sociaux de production3. Un être humain peut vivre au milieu de la forêt, sans art, sans religion, sans État, et même loin de ses semblables, mais il ne peut pas vivre sans consommer… et donc produire. Par conséquent, si l’on refuse d’invoquer des entités indépendantes du monde matériel, on doit inlassablement rattacher les idées – la valeur, la dette, le genre, l’État… – aux rapports sociaux (de production) qui les ont déterminées. De cette façon, on se débarrasse du mysticisme qui dissimule la réalité des rapports sociaux, et ceux-ci deviennent enfin apparents.
Mais ce travail de démystification n’est ni simple, ni mécanique. Chaque forme idéologique doit être étudiée pour elle-même, et doit exposer d’elle-même de quels rapports sociaux elle est le nom. C’est exactement ce que fait Marx avec la valeur. Il part de la théorie de la valeur des économistes de son époque, s’abandonne en elle, démontre à l’intérieur d’elle-même ses contradictions, pour enfin exposer la seule solution matérielle valable pour les résoudre : la valeur n’est pas une chose en soi, mais une forme idéologique. La valeur d’une marchandise n’exprime pas une propriété intrinsèque de celle-ci, mais un rapport social entre le vendeur et l’acheteur ! Au passage, certains concepts nouveaux, tels que le travail abstrait et le travail concret peuvent intervenir, mais seulement parce que le déploiement de la théorie de la valeur les rend nécessaires.
Cette méthode est très différente de celle de beaucoup d’intellectuels « de gauche » qui construisent une critique des idées – la valeur, la dette, le genre, l’État… – à l’extérieur d’elles-mêmes. Il n’est alors plus question d’en trouver les origines matérielles, mais de prétendre les réfuter en leur donnant un autre sens ou en inventant des idées alternatives… supposément « de gauche ». Par exemple, certains redéfinissent le mot « démocratie » ou inventent l’idée de « démocratie réelle » pour réfuter l’idée généralement admise de la démocratie (la démocratie représentative). Quoi qu’on pense de leurs intentions, leur méthode est sans intérêt théorique et pratique. Non seulement ils échouent à réfuter rigoureusement une idéologie et à dévoiler ses origines matérielles, mais en plus ils créent une nouvelle idéologie par-dessus l’ancienne, obscurcissant encore davantage les rapports sociaux sous-jacents.
Cependant, il est indubitable que ces créateurs d’idéologies alternatives sont engagés de manière très concrète dans les rapports sociaux, et en tirent un substantiel profit symbolique ou pécuniaire, en tant que professeur d’université, membre de média alternatif ou auteur.
La valeur chez Bernard Friot
Par certains côtés, Bernard Friot est dans la droite ligne de Marx. Par exemple, il a démontré que la dette publique ou la création monétaire ne sont pas nécessaires pour financer les investissements publics. La cotisation sociale4 suffit. Mieux, la cotisation sociale exhibe ce qui est caché avec la dette ou la création monétaire. Avec la cotisation sociale, les travailleurs allouent explicitement une partie de ce qu’ils produisent, c’est-à-dire une partie de leur salaire, à un projet collectif, au lieu de rembourser une dette dont l’utilité n’est pas directement visible – et qui engraisse des intermédiaires.
Sur d’autres sujets, Bernard Friot tient des propos plus hasardeux. Par exemple, il a introduit le « salaire à vie », qui consiste à attribuer à chaque individu, de sa majorité à sa mort, un salaire inconditionnel et croissant, financé par les cotisations sociales. Pour lui, la mise en place de ce salaire à vie nécessite de « changer la pratique de la valeur ».
Or on a vu que la valeur, conceptualisée par les économistes bourgeois, n’est qu’une forme idéologique que prennent les rapports sociaux. Parler de « valeur » n’est donc utile que si l’on s’intéresse aux représentations bourgeoises des rapports économiques. En-dehors de ce cadre, la valeur est une forme sans substance. C’est-à-dire un pur produit de l’imagination, n’ayant aucun lien avec la réalité présente.
Partant
de là, que peut-on dire de Bernard Friot lorsqu’il appelle à
« changer la pratique de la valeur » ? Notons qu’il
ne prétend pas changer la valeur en elle-même, ce qui est un
bon point : ce serait une opération de l’esprit sans lien
avec la réalité. Il prétend vouloir changer la pratique de
la valeur. Il a donc bien compris que la valeur est une idée
déterminée par des rapports sociaux entre producteurs, et ce sont
précisément ces rapports sociaux qu’il veut changer. Mais alors,
pourquoi s’encombrer de l’idée de « valeur » ?
En définitive, ce sont les rapports de production qui nous
intéressent en tant que membres de la société, et non la
représentation que nous en avons. Certes, un changement dans les
rapports de production engendrera sans doute un changement dans
l’idée qu’on a de la valeur, mais qui s’en soucie ? Dans
ce cas, parler de valeur n’apporte rien… et même laisse entendre
que la redéfinition de la valeur pourrait être un enjeu de lutte.
Certains de ses adeptes en viennent même à soutenir que « quand
tu fais un café ou quand tu lis un livre, tu travailles, et donc tu
produis de la valeur ». Ce qui concrètement ne mène nulle
part, mais fait rêver, crée des imaginaires, redonne du sens… et
réenchante les masses petites-bourgeoises en perdition.
Le 10/05/2021, Strelen.
1La valeur d’échange d’une marchandise est le rapport dans lequel elle s’échange avec d’autres marchandises. Son prix oscille autour de cette valeur.
2Économistes contemporains de Marx, se réclamant de l’« économie politique », et voulant faire reconnaître cette discipline comme science.
3On pourrait remonter plus loin, en exhibant les déterminations biologiques, chimiques, et même physiques des rapports sociaux de production. Mais ce serait aller bien au-delà des déterminations qui nous intéressent en tant que membres de la société.
4La
cotisation sociale est la part du salaire qui va dans les caisses de
la sécurité sociale. Pour le salarié, c’est la différence
entre le salaire brut et le salaire net.
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