« Le bon sens est la chose du monde la mieux
partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux
même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose,
n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils n’en ont. »
Descartes commence son Discours de la méthode
par cette phrase riche en enseignements. Il postule d’abord que
tous les hommes sont doués de raison de manière égale. Ce postulat
est essentiellement humaniste et démocratique : chacun dispose
des facultés pour faire de la philosophie, ce n’est pas une
discipline réservée à une élite, seule douée du pouvoir de
distinguer le vrai du faux. La raison est en chaque homme, et c’est
à chacun de nous de l’utiliser avec discernement. Ce qui amène la
seconde partie de la phrase, écrite sous forme de boutade : la
preuve que le bon sens est universellement partagé, c’est que nul
n’estime en manquer. De façon ironique, Descartes nous met en
garde contre la prétention d’avoir « assez » de bon
sens. Nous possédons tous le bon sens, mais cette faculté ne donne
pas d’emblée le pouvoir de distinguer le vrai du faux en toute
circonstance. Il faut donc le travailler et l’aiguiser. Le novice
en philosophie, tout comme le confirmé, sont ainsi invités, à
égalité, à lire, lire et lire encore. On n’est jamais trop
novice pour commencer, et jamais trop expert pour s’arrêter.
Une fois cette déclaration de principe faite, par
où faut-il commencer la philosophie ? Les philosophes ne
manquent pas, et l’on est vite embarrassé par la quantité
d’œuvres disponibles. Quand on se tient informé de la production
philosophique actuelle, il est tentant de commencer par là…
c’est-à-dire par la fin. Toutefois, commencer par la fin comporte
deux défauts majeurs : on lit une production philosophique
toute fraîche, qui n’a pas encore fait ses preuves, et on n’a
pas la culture philosophique suffisante pour juger de sa qualité.
Certes, lire de la philosophie contemporaine n’empêche pas de
passer un bon moment, mais un livre plaisant n’est pas
nécessairement vrai. C’est pourquoi le premier thème
philosophique sur lequel on doit avancer est la vérité.
Il est donc préférable de commencer par les textes classiques qui
illustrent le mieux la
progression philosophique vers le vrai.
Les
dialogues de Platon sont donc
parfaits pour débuter : ils montrent combien
il est important
d’utiliser un vocabulaire précis, de tenir un discours cohérent
du début à la fin, et
de débattre en prenant au
sérieux la position de l’autre. Pour couronner le tout, ces
dialogues sont abordables sans connaissance philosophique préalable.
Ensuite, on peut se tourner vers les textes des philosophes
classiques antérieurs au XXe siècle, en fonction de ses centres
d’intérêt.
Il vaut mieux
commencer par les textes « faciles ». Cela ne sert à
rien de se fatiguer à lire un texte qu’on ne comprend pas de bout
en bout. Cela dit, c’est une excellente expérience de se
confronter à la difficulté de temps en temps. Bloquer sur un texte
peut être frustrant, mais c’est
en le travaillant avec assiduité qu’on fait le plus de progrès.
Les difficultés peuvent être
de plusieurs types. La première est la plus évidente : on ne
comprend pas tout à fait le vocabulaire utilisé. Contre celle-ci,
il n’y a pas de solution immédiate, il faut continuer à lire,
chercher des explications chez les spécialistes du texte ou du
philosophe en question, puis
se replonger avec plus de maturité dans le texte.
La deuxième difficulté est la négligence : on lit des
passages avec la certitude qu’ils
sont évidents, voire
presque superflus, ou bien
qu’ils sont anecdotiques.
Il faut se méfier de ces passages
« ennuyeux »,
c’est souvent le
signe
qu’on les a compris de travers. Or,
c’est justement à ces moments-là qu’il faut redoubler
d’attention, et vérifier qu’on
n’a
pas commis
un lourd contresens. La
troisième difficulté est le préjugé : quand on lit un texte,
on a toujours quelques
préjugés sur ce qu’on est
censé y trouver. Cette
difficulté devient
handicapante quand on s’est
déjà abreuvé de nombreuses conférences mentionnant le texte, à
tel point qu’on croit déjà le
connaître sans l’avoir lu.
Dans ces conditions, tout est réuni pour faire des contresens tout
au
long de la lecture :
si l’on sait déjà ce que l’on va y trouver, on risque fort d’en
rester là et de confirmer ses préjugés. Finalement, on ne lit
pas le texte, et on ne se l’approprie pas. On en reste aux préjugés
qu’un autre nous a mis dans la tête,
et on lui fait naïvement confiance pour l’avoir
mieux lu
que nous ne pourrions jamais le faire. D’une
part, cette attitude est en contradiction avec notre postulat :
« le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ».
En faisant confiance à un tiers pour comprendre un texte, on renonce
à sa
propre raison. On admet qu’il est des hommes supérieurs, seuls
capables de philosopher, et que
nous, pauvres être inférieurs, devrions leur
faire confiance. D’autre
part, les préjugés qu’on
peut avoir sur un texte peuvent être tout simplement faux. Tout
diplômé et éloquent que puisse être celui
qui nous les a transmis, il
peut se tromper. Ou, pire encore, il
peut nous tromper. Par
conséquent, la seule façon de tirer les choses au
clair est d’appliquer la
règle suivante : « Il faut lire un texte pour ce qu’il
contient effectivement, et
non pour ce qu’on s’attend à y trouver. »
Le 17/04/2021, Strelen.